27 juillet 2020
Gestion
Cet article s’agit d’une réflexion sur l’organisation apprenante réalisée en 2001 par moi, Daniel Tanguay, à la suite de ma lecture du livre La Cinquième discipline de Peter Senge.
Ma première réflexion à la suite de cette lecture a été que les cinq disciplines que sont la pensée systémique, la maîtrise personnelle, les schémas mentaux, la vision partagée et l’apprentissage en équipe exigent, à prime abord, un très grand intérêt à travailler avec d’autres individus. On ne peut implanter un tel mode de gestion ou même l’imaginer si, en son for intérieur, on croit être la seule personne qui détient la vérité ou qui détient le pouvoir de changer les choses dans son organisation.
Ce mode de gestion nous force à développer une curiosité fondamentale, celle d’apprendre à connaître les individus derrière leur titre, leurs responsabilités. Cette réflexion me fait toujours penser au gestionnaire qui est surpris de voir, un jour, un de ses employés quitter son entreprise et ouvrir un commerce similaire. Qu’avait-il fait réellement pour connaître son plan de carrière? Quelles compétences aurait-il pu développer chez cette personne? Quelles idées aurait-il pu partager pour faire avancer son entreprise? Aujourd’hui, serait-il compétiteur ou associé?
Par conséquent, pour réussir, il faut se parler. Une organisation apprenante doit donc développer l’art de la conversation, c’est-à-dire mettre en place tous les mécanismes permettant aux employés et aux gestionnaires de s’exprimer librement, sur les bonnes choses comme les mauvaises.
Cette même organisation doit aussi partager le pouvoir entre tous les membres laissant place à l’autodiscipline plutôt que le contrôle. Faire tout soi-même n’apporte aucun débat d’idées, aucune vision. Déléguer et faire confiance, c’est plus difficile, mais tellement engageant et motivant à la fois pour le gestionnaire et les employés.
De plus, le rythme de gestion d’une organisation apprenante doit être basé sur des moments qui sont bien identifiés : des moments de réflexion où il est permis à chacun de réfléchir à ce qui devrait être fait pour l’organisation, des moments de connexion où l’on peut débattre d’idées et évaluer ensemble des hypothèses, des moments de décision où tous s’entendent et s’impliquent, et enfin des moments d’action où chacun fait le maximum pour accomplir le mandat qui lui est confié par l’organisation.
Sans ces règles élémentaires, la mise en place des cinq disciplines serait complètement inutile. Enfin, rien n’est complètement blanc ou complètement noir. Les façons de faire peuvent différer d’une organisation à l’autre selon les situations, les individus.
En bref, selon mon point de vue, une organisation apprenante exige d’abord que ses membres apprennent parfois à vivre avec l’ambiguïté, le chaos, l’insécurité… bref, d’être « consciemment incompétents »!
Cette phrase m’est restée en tête tout au long du livre. Je réalise aujourd’hui comment nos organisations ne réfléchissent pas assez au « pourquoi » de ce qui leur arrive. On agit à court terme. On subit les contrecoups. On recommence et on agit encore rapidement. Combien de temps un gestionnaire prend-il réellement dans la journée pour réfléchir? Pour préparer l’avenir de son entreprise? Et ce, sans courir le risque de voir un collègue qui s’interroge sur la pertinence de ce « temps perdu ».
Un des principes d’une organisation apprenante est que ses membres puissent prendre le temps de réaliser ce qui se passe dans leur organisation. Pourquoi les ventes ont-elles augmenté? Pourquoi ont-elles baissé? Pourquoi cette personne a-t-elle cette attitude? Pourquoi, pourquoi, pourquoi?
Prenons l’exemple du restaurateur type qui ouvre son commerce. Au début, il y a du personnel, il donne un excellent service. Ensuite, le bouche à oreille fonctionne très bien, il y a du monde. Puis, petit à petit, sa qualité de service diminue, les gens viennent un peu moins souvent. Il se retrouve avec un surplus de personnel, il fait des coupures. Sa capacité à servir est diminuée, ses ventes baissent. Il fait une campagne publicitaire, les ventes augmentent temporairement, elles baissent à nouveau et puis, il recommence!
Une organisation apprenante est celle où ses membres savent détecter l’origine des symptômes qui découlent de leurs actions et qui reconnaissent les facteurs qui ont influencé leur organisation. Pourquoi y avait-il tant de monde? Pourquoi y en a-t-il moins aujourd’hui? À partir du moment où nous pouvons nommer, expliquer et parfois qualifier la situation, il devient plus facile de travailler sur les solutions à long terme.
Pensons par exemple à toutes les entreprises qui forment leur personnel en service à la clientèle. Les employés sont motivés temporairement, puis l’effet s’estompe. Tout est à recommencer six mois plus tard. On leur propose une autre formation, ils répondent que la formation ça ne leur rapporte rien. Qu’est-ce qui explique que les employés étaient motivés? La solution proposée répondait-elle au réel problème?
Cette deuxième discipline est fondamentale. Elle stipule que le développement d’une organisation repose d’abord sur le développement de ses membres, mais que ces mêmes individus sont responsables de leur développement personnel. Peter Senge fait allusion à l’engagement volontaire des individus, au fait qu’un employé pour être motivé doit d’abord chercher à se motiver lui-même.
C’est un discours assez peu répandu de nos jours. Il se fait beaucoup de formation pour motiver les gens, mais combien de formations existent pour apprendre aux gens à se motiver eux-mêmes?
Selon mon point de vue, une organisation apprenante n’a pas seulement la responsabilité de faciliter le développement personnel de ses employés mais doit, en quelque sorte, « imposer » à chacun la responsabilité de développer sa propre maîtrise de soi. Il revient à chacun de prendre conscience de ses forces, de ses faiblesses, à identifier ce qu’il veut devenir et à tout mettre en œuvre pour y parvenir, et ce, dans la vie comme au travail.
Lorsque nous sommes en maîtrise de soi, nous sommes davantage heureux d’apprendre. Il devient plus facile de se mettre à nu, de montrer son incompétence, à prendre des risques et à prendre la critique comme une occasion de s’améliorer.
Bien sûr, il devient nécessaire que tous les membres de l’organisation en soient conscients. Il n’est pas nécessaire (et même souhaitable) que tous adhèrent aux même valeurs, aux mêmes aspirations. L’important, à mon avis, est que chacun prenne conscience des valeurs de l’autre afin de le comprendre dans son apprentissage, de le supporter dans ses décisions, de le confronter face à ses actions, et de le réconforter dans ses efforts et ses résultats.
Comme cette histoire est vraie. Combien de fois réagissons-nous en critiquant les autres alors que leurs actions sont le résultat de nos propres actions? Ainsi, la troisième discipline suppose qu’une organisation apprenante, en plus d’être consciente que ses membres ont des valeurs différentes, en arrive malgré tout à mettre en place des mécanismes qui régularisent et uniformisent les façons de voir les choses!
Bien sûr, c’est loin d’être simple. D’ailleurs, Peter Senge le dit lui-même : travailler sur les schémas mentaux, c’est « se préparer à faire face à des émotions fortes » (p. 283).
Un des concepts intéressants de cette discipline est que, selon Peter Senge, les individus dans une organisation gravissent trop souvent ce qu’il appelle l’échelle d’induction : les individus observent les autres; sélectionnent des données parmi celles qu’ils observent; y ajoutent des interprétations fondées sur leurs valeurs et leurs croyances personnelles; font des hypothèses fondées sur leurs propres interprétations antérieures; en tirent même des conclusions; en déduisent des convictions générales; chaque conviction influençant la prochaine sélection des données comme une boucle de rétroaction; et enfin, prennent des décisions fondées sur leurs propres convictions.
Trop souvent, une critique, un commentaire est mal perçu par un individu parce qu’il croit qu’on est contre lui. Si, fondamentalement, il croit que cette personne a voulu l’aider, lui témoigner quelque chose pour son bien, cet individu sera plus ouvert aux commentaires et même si son propos n’était pas toujours adéquat, il en tirera tout de même un bénéfice.
Ainsi, « plus une équipe est en mesure d’examiner un même problème de points de vue différents, plus elle aura de possibilités d’agir efficacement » (p. 317).
Un autre principe d’une organisation apprenante est donc de mettre en place des mécanismes de conversations où chacun peut librement s’exprimer sur un sujet sans être contraint par ce que l’autre va penser de lui. La « politicaillerie » dans laquelle il n’y a aucune contestation possible n’a aucune place dans une organisation apprenante.
Enfin, qui dit conversation dit aussi écoute. Sinon, ce n’est plus une conversation mais un monologue! Dans une organisation apprenante, chacun doit se donner le temps de réfléchir, d’analyser les données observables, de questionner ses propres interprétations, bref, d’écouter les autres et de s’écouter et de se voir agir.
Peter Senge résume bien ces propos dans son livre : « Les individus qui n’ont pas appris à réfléchir ont beaucoup de mal à entendre ce que les autres disent vraiment. Au lieu de cela, ils entendent ce qu’ils s’attendent à ce que les autres disent. » (p. 276)
Cette discipline, seulement par son titre, veut déjà tout dire. Un des fondements d’une organisation apprenante implique que des individus au sein d’une même entreprise doivent partager un but commun, un objectif à atteindre.
Or, trop souvent, nous voyons la vision comme la mission de l’entreprise, sa raison d’être établie par les fondateurs, comprenant des valeurs, des coutumes, une culture qui sont toutes inscrites sur les murs de l’entreprise depuis des lunes. Je crois que la vision de Peter Senge est plus vivante que cela, plus souple et moins claire aussi…
Une organisation où les individus n’acceptent que passivement une vision ne peuvent pas être vraiment impliqués. Ils font leur travail, mais participent-ils au développement de l’organisation?
Une organisation apprenante est une organisation qui n’a pas peur de mettre sur la table toutes les options : la manière de se comporter les uns envers les autres, la manière de traiter ses clients, la manière de travailler avec ses partenaires, le niveau d’efficacité désiré, les limites à ne pas franchir, etc.
Bien sûr, le processus pour y parvenir ne se fait sûrement pas sans tout repos, il n’est pas toujours évident de savoir comment concilier les points de vue de chacun mais une organisation apprenante doit savoir vivre avec la frustration temporaire et procurer à ses membres « l’immense satisfaction de se créer une vision personnelle et de bâtir une vision partagée pour leur équipe » (p. 346).
Le défi de création d’une vision partagée, c’est de ne plus chercher à contrôler, à motiver ou à évaluer les autres, mais seulement à écouter et à tirer profit des énergies nouvellement déployées. Or, j’entends déjà des gestionnaires me dire que certains employés (ou collègues) en profiteraient pour se plaindre de leur sort, prendraient des décisions comme s’ils avaient carte blanche dans l’entreprise ou pire, que d’autres partageraient la vision avec leurs compétiteurs!
Pour parvenir à construire une vision partagée, il faut d’abord de la patience. Peter Senge dit dans son livre: « […] c’est un peu comme d’essayer de maîtriser sept chevaux sauvages au lieu de fouetter sept chevaux morts pour les obliger à avancer. » (p. 352)
Une organisation apprenante doit être en mesure de mettre en place des mécanismes qui permettent à tous ses membres d’actualiser régulièrement sa vision personnelle et aussi celle de l’équipe tout entière.
C’est ainsi que les individus travaillent à construire ce qu’ils veulent construire et pas seulement d’aller au travail parce que leur patron veut les voir!
En effet, à la lecture de son livre, l’apprentissage en équipe n’est pas de savoir travailler en équipe, d’améliorer la communication, de devenir plus apte à faire son travail, etc. C’est beaucoup plus que cela, beaucoup plus compliqué aussi. C’est le développement d’un apprentissage collectif (alors que nous sommes plutôt habitués à l’apprentissage individuel). Apprendre à apprendre à travailler ensemble. Voici deux paragraphes de Peter Senge qui expliquent sa pensée :
« […] les équipes peuvent décider de la manière dont les décisions seront prises et par qui, et fixer des moyens de se contrôler et de se remettre en cause mutuellement en toute sécurité. Une fois que les règles ont été fixées par consensus, il est important pour l’équipe de prévoir comment elle réagira aux violations de ces règles…
Si les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous, les membres de l’équipe auront besoin de maîtriser l’art du pardon. Chercher un coupable peut entraîner l’abandon de l’apprentissage en équipe. Le pardon implique d’être solidaire de ceux qui dirigeaient l’expérience concernée et d’aider l’équipe à discerner les forces en jeu qui ont contribué à ces résultats inattendus. Le pardon implique également de ne pas conserver la faute comme un « joker » à utiliser à l’avenir lorsque les choix politiques s’y prêteront. » (p. 410)
Il semble qu’il y ait une conséquence indéniable à la mise en place d’une organisation apprenante : à partir du moment qu’une organisation décide de devenir une organisation apprenante, elle ne peut plus regarder en arrière. Elle doit partir sur de nouvelles bases et procurer à chacun le « pardon » nécessaire pour construire de nouvelles relations.
Bien sûr, on ne décide pas un matin de devenir une organisation apprenante. C’est un processus plutôt en construction. Malgré tout, une équipe devrait, si elle veut vraiment être sérieuse dans sa démarche de parvenir à une organisation apprenante, déterminer une case départ pour laquelle les nouvelles règles sont fixées.
Peter Senge décrit dans son livre plusieurs étapes pour procéder (p. 508) :
C’est seulement à ce moment que les individus au sein d’une organisation apprenante réaliseront que certaines compétences sont à développer chez eux alors qu’ils n’y auraient jamais pensé auparavant pour leur carrière.